Rezension
Ce volume reflète les interventions faites aux journées d'études, organisées par Pascal-François Bertrand et Audrey Nassieu Maupas dans le cadre du projet de recherche "Arachné", du 12 au 13 décembre 2014 à l'INHA Paris. Le titre peut prêter à confusion, car les éditeurs ont produit un autre volume sous un nom apparenté en 2016 (Arachné. Histoire de l'histoire de la tapisserie et des arts décoratifs, Editions Esthétiques du Divers). Le présent volume prétend donner, d'après le sous-titre, "un regard critique sur l'histoire de la tapisserie". Le lecteur s'attend, dès lors, à une mise en question systématique de théories ou de découvertes anciennes. Ceci n'est pas évident à la lecture des contributions, mais, en revanche, nous pouvons affirmer d'emblée que les seize contributions nous offrent un panorama varié et très original de recherches.
Les sujets traités s'échelonnent de la fin du XVe siècle jusqu'à 1945. La Dame à la Licorne ne pouvait manquer, et elle est sujette à une nouvelle relecture des attributs, toutefois peu convaincante, par Katherine Sowley. Interpréter, par exemple, la corne de la licorne du Toucher comme une épée de justice, ou le perroquet du Goût comme celui de la Sobriété me semble assez téméraire. En outre, l'analyse ne porte effectivement que sur trois des six pièces de la suite.
L'Histoire de Psyché, dont la première édition flamande exécutée très probablement pour François Ier vers 1540 est perdue, est, elle aussi, depuis longtemps sujet à de nombreux débats pour ses origines artistiques. Elizabeth Cleland offre une bonne analyse critique du problème et elle se rallie finalement à la paternité très probable de Michel Coxcie. Encore pour le XVIe siècle, Astrid Castres propose des documents inédits très révélateurs sur le fonctionnement du métier des tapissiers à l'aiguille à Paris, et sur les différences de qualité dépendant d'œuvres en confection ou sur commande.
Les Raggi, maison noble à Gênes et à Rome, se situèrent dans la foulée des Barberini au XVIIe siècle. Anne Rivoallan révèle par des documents inédits leur intérêt pour la tapisserie. Ses membres confièrent des modèles à Romanelli, cartonnier de la manufacture Barberini, pour une gravure de thèse, et ils possédèrent les cartons de la tenture de l'Histoire de Romulus et Rémus, à présent au Ringling Museum of Art à Sarasota. Leur attribution à Rubens fit l'objet de débats il y a quelques décennies, à propos des cartons de la même suite, acquis par le musée de Cardiff. L'abbé Lorenzo Raggi correspondit entre 1714 et 1717 avec le marquis Bernardo del Grillo, négociant en art, à propos d'une suite de l'Histoire de Saint Etienne, probablement une des nombreux retissages des Actes des Apôtres d'après Raphaël.
Le point de gravité des contributions se situe au XVIIIe siècle, l'âge d'or de la tapisserie en France. Charissa Bremer-David trace la genèse des Comédies de Molière, conçue par Jean-Baptiste Oudry pour la manufacture de Beauvais en 1733 et dont seules deux éditions sont connues. L'encadrement floral de chaque composition remonte aux alentours d'arabesques créés par Claude III Audran pour les Portières des Dieux. La suite peut se lire comme un hommage à Molière dont le souvenir et la réputation étaient encore vifs soixante ans après sa mort.
Jean Vittet, pour sa part, publie ici des lettres très intéressantes de Charles-Antoine Coypel à Philibert Orry, Directeur des Bâtiments du Roi, à propos de sa surveillance lors d'un tissage des Fragments d'Opéra, d'après ses cartons, aux Gobelins entre 1737 et 1739, permettant ainsi d'établir la chronologie interne du tissage. Ces lettres révèlent un grand nombre de détails techniques lors des conversations de l'artiste avec les lissiers. On apprend ainsi, par exemple, que les lissiers avaient tendance à exagérer l'intensité des tons de laine et soie, en prévision d'une décoloration ultérieure.
Akiko Kobayashi se penche sur la carrière de François Boucher à Beauvais et elle analyse trois de ses tentures: l'Histoire de Psyché (1741), les Amours des Dieux (1748) et les Fragments d'Opéra (1751) par rapport aux mêmes sujets traités à la même époque aux Gobelins par d'autres artistes, tels qu'Antoine Coypel, son fils Charles-Antoine et Jean-François de Troy. Elle définit très bien le talent de Boucher, capable d'adapter ces sujets du grand genre à la clientèle mondaine de Beauvais.
Marie-Hélène de Ribou connaît mieux que quiconque le fonds OAR (Objets d'Art Récupération) de 144 tapisseries déposées au Louvre après la Seconde Guerre mondiale, œuvres spoliées de familles juives par l'occupant nazi et dont les ayant-droits n'ont pas encore été retrouvés. Elle en décrit ici quelques exemples notoires, et elle identifie en détail une pièce d'Aubusson, Thétys reçoit Apollon, tissage inconnu jusqu'à présent d'une tenture des Sujets mythologiques d'après Louis Lagrenée l'Ancien, 1759-1760.
Les troubles de la Révolution entrainèrent un arrêt dans la production des manufactures. La dernière grande entreprise de la manufacture de Beauvais consiste en un ensemble de huit tapisseries à sujets de l'antiquité grecque classique (Alexandre le Grand, Philosophes, Achille), tissées en 1792, et dont quatre exemplaires ont été retrouvés par Florence Patrizi dans des collections privées italiennes. Elle nous en retrace l'histoire artistique avec grande précision. Les ornements de leurs bordures néo-classiques remontent à des sources diverses et l'on peut regretter ici l'absence d'illustrations comparatives soutenant ce discours.
Mei Mei Rado est bien placée pour relire les documents tant français que chinois à propos de l'intérêt de l'empereur Quian Long (régnant de 1736 à 1795) pour l'art européen, en particulier pour la tapisserie française. Cet intérêt fut suscité par l'envoi en 1765 à Canton d'une édition de la Seconde Tenture chinoise de Beauvais, d'après François Boucher, offerte par Louis XV à l'empereur. Elle fut suivie par une édition des Anciennes Indes des Gobelins en 1771. Un pavillon pour l'art européen fut construit à cette époque dans le palais impérial à Pékin, et une tapisserie en soie, le Nouvel An chinois, fut tissée dans les ateliers de la cour impériale, imitant le style de la suite de Boucher. L'ironie de l'histoire veut que ces œuvres fussent pillées par les troupes anglo-françaises en 1860 et qu'un exemplaire de la tenture des Indes, Le Combat des Animaux, se retrouve de nos jours à l'Ashmolean Museum à Oxford.
Dans son article très riche en informations, Grace Chuang retrace les interactions entre teinturiers, chimistes et administrateurs à l'atelier des teintures des Gobelins, de 1665 à 1792. Dès 1731, un "inspecteur général des teintures", issu de l'Académie royale des Sciences, fut nommé pour un contrôle indépendant de la manufacture. Certains d'entre eux firent date par leurs écrits en la matière, tel que Jean Hellot et son Art de la Teinture des Laines de 1750. On remarque le besoin toujours accru de produire des teintures toujours plus nuancées, afin de répondre au besoin de traduire littéralement les cartons des peintres; on savait déjà que Jean-Baptiste Oudry eut un rôle prépondérant en cette matière dès 1726.
L'histoire de la tapisserie au XIXe siècle figure encore comme parent pauvre auprès des chercheurs. Dès lors, on ne peut que se féliciter des trois contributions originales traitant cette période dans ce volume.
Zané Purmale analyse le changement de paradigme de la tapisserie sous la Troisième République. La "Rétrospective de l'histoire de la tapisserie", organisée à Paris en 1876 par l'Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l'Industrie sous l'impulsion d'Alfred Darcel, et le rapport subséquent rédigé par Alexandre Denuelle, publié en 1877, menèrent à recommander l'abandon de l'imitation servile de la peinture en faveur d'une intégration dans les décors d'architecture, à l'instar de la peinture à fresque.
Que cette théorie ne fut pas reprise par tous, est démontré par Agathe Le Drogoff dans son analyse des créations éclectiques et historicistes de Jules Diéterle, peintre et administrateur de la manufacture de Beauvais entre 1876 et 1882. Il faudra attendre une nouvelle vague de créateurs à la fin du XIXe siècle pour abandonner cette piste. La Conquête de l'Afrique, d'après Georges Rochegrosse, tissée aux Gobelins entre 1896 et 1899, rend parfaitement compte non seulement d'une mutation esthétique mais surtout de la mentalité coloniale de l'époque, dans le contexte des expositions internationales, d'après l'étude par Cindy Kang.
Le volume se termine par deux contributions portant sur le XXe siècle. La redécouverte par Elisabeth Pillet des dix cartons d'Emile Gaudissart, voués aux Joies et Fêtes de Paris, commandés entre 1941 et 1945 pour l'hôtel de ville, nous confirme le goût de l'époque pour de telles fresques officielles, celles-ci n'ayant hélas jamais été tissées. En revanche, les cartons de Dom Robert, peintre puis moine bénédictin, eurent un grand succès dès sa première création, L'Eté, tissée en 1941 et 1942 à Aubusson. Sophie Guérin-Gasc nous livre ici la correspondance entre l'artiste, Jean Lurçat et Paul Tabard à Aubusson précédant ce tissage.
En conclusion, ce volume riche en découvertes et enseignements nous restera comme un jalon important dans l'histoire de la tapisserie.
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